Il fut un temps pas si lointain où j’en étais à ressasser mon texte de part les rues de Paris pour trouver le ton juste, à soliloquer dans mon écharpe, à débiter du vers à la nuit tombée en rentrant chez moi, dans un flot ininterrompu, rallongeant le parcours pour les besoins du Verbe. Du Verbe qui devient mien à mesure qu’il se répète, à mesure qu’il voyage avec moi. Les liens de causalité ici se brouillent, est-ce moi qui le porte, qui l’entretiens, est-ce lui qui guide mes pas, qui mut par une volonté propre, celle de sortir de ma bouche pour vivre, précède mon mouvement et me tire vers l’avant ?
À chaque rue sa chanson, à chaque trou dans les pavés son vers, à chaque parcours sa préparation, la recherche dans mon répertoire de ce qui va m’accompagner. Si bien que le texte vivant devient une unité de mesure spatio-temporelle. Combien de Le Voyage pour aller jusqu’au parc ? Combien de Je voudrais pas crever pour aller acheter mon pain et mon fromage ?
S’il est une mémoire des lieux, je crois fort à la mémoire du rythme, du pas, du déroulement du paysage. L’immobilité n’a rien à dire. Le mouvement seul est expression.
Marcher, c’est ne pas penser avec sa tête. C’est s’oublier pour mieux vivre quelqu’un d’autre.
Le geste si naturel de la marche active en moi les mécanismes de la parole profonde. Si je m’arrête, je bute sur les mots, le flot se tarie jusqu’à ce que mon pas reprenne.
Il fut un temps donc, où j’en étais à dialoguer seul dans la rue, à m’emporter sur une réplique, mais toujours l’œil ouvert pour baisser d’un ton lorsque je croisais un autre individu de mon espèce civilisée, pour donner le change et jouer au garçon sain d’esprit. Parfois, cela ne fonctionnait pas, car il est des phrases qui ne peuvent être dites qu’avec le feu au ventre.
Ce temps est révolu, la marche n’est plus, qu’en crabe ou à tâtons pour aller acheter son pain et son fromage sans crever. Et m’en voilà contraint à dialoguer avec mes murs. Blancs. À déplier les lattes de mon parquet pour parcourir des kilomètres entiers dans mon studio. L’amplitude n’est plus la même, mais les envolées restent là, au détour d’une étagère, derrière cette porte, auprès de cette pile de livres, spectateurs inertes qui n’attendent qu’une chose, que je les ouvre et que ce soit d’eux que naisse l’émotion suivante.
Bref, il y a encore un peu de mouvement, de déplacement possible. Mais quand à l’heure dite il faut aller faire la même chose, enfoncé au fond de sa chaise, face à l’Œil qui fige toutes choses, l’amplitude déjà réduite est bien mince. Derrière il y a des yeux qui rient. Et des cœurs qui tapent. Mais devant il y a l’Œil qui fige toutes choses. L’Œil qui me voit, et que je vois en train de me voir. Il y a mes pas qui ne sont plus là, et du fond de ma chaise je me remets à penser avec ma tête.
Le texte se perd, le jeu se crispe un peu sans pour autant se ramollir. C’est là mon autre constatation. Parqués dans un bâtiment de plus d’un siècle d’âge, époque où l’insonorisation restait encore à théoriser, nous sommes tous devenus des concierges en herbe, à épier les faits et gestes de nos voisins dans ce monde au dehors silencieux.
Ayant moi-même appris tout ce qu’il est possible d’apprendre sur la vie sexuelle de ma voisine du dessus en quelques semaines, je n’ai pas de doute que ces derniers jours ces messieurs-dames qui m’entourent ont définitivement pu se faire un avis sur la salubrité intellectuelle de ce type qui habite mon studio.